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 Analyse d’un lied de Franz Schubert.
« Auf dem Flusse », extrait du Voyage d’hiver

Le contexte

Der Winterreise, composé par Schubert en 1827 sur des poèmes de Wilhelm Müller, est un cycle de 24 lieder racontant l’errance d’un homme sur les chemins en hiver, alors que sa bien aimée l’a délaissé. Voyage solitaire au bout d’une nuit sans retour dans laquelle l’espoir semble banni, le voyage d’hiver atteint des sommets inégalés dans l’expression du tragique de la destinée humaine.
Auf dem Flusse est le septième lied du recueil.

  Voici tout d’abord la traduction du texte:

Sur le fleuve

Toi qui bruissais si joyeux,
Toi, fleuve clair et impétueux,
Comme tu es devenu calme,
Sans donner signe d’adieu.

D’une écorce dure et inflexible
Tu t’es entièrement recouvert,
Tu reposes froid et immobile
Etendu dans le sable.

J’ai gravé dans ton manteau
Avec une pierre acérée
Le nom de ma bien-aimée
Ainsi que l’heure et le jour.

Le jour de la première rencontre,
Le jour de mon départ,
Autour du nom et des dates
S’enroule en un anneau brisé.

Mon cœur, dans ce ruisseau,
Reconnais-tu ton image ?
Sous son écorce
Le bouillonnement est –il aussi violent ?

 

Le voyageur se retrouve ici face à un fleuve complètement gelé. Il lui adresse la parole. Attitude bien romantique qui consiste à s’adresser à la nature alors que bien évidemment on ne reçoit rien en retour.
Tout le génie dramatique de Schubert va se déployer dans cette pièce. En quelques minutes seulement, il va parvenir à créer un univers théâtral en illustrant de manière magistrale les idées du texte. Nous allons voir dans ce commentaire de quelle manière il réalise cela.

 

Pour commencer, voici les bases de cette pièce:
Forme ABA’.
Tonalité: mi mineur pour la partie A, mi majeur pour la partie B. Retour à mi mineur pour la partie A’.
Les grandes idées du texte.
Le fleuve est gelé, donc immobile. (Partie A, première page)
Comment la musique décrit-elle cela? En quatre mesures seulement, Schubert plante son décor. Des accords brisés joués par le piano en notes piquées.

auf dem Flusse début.jpg

 

Musique figée, de glace. Ce principe d’accords brisés va se retrouver tout au long de la pièce. Mais en ce début, on voit bien l’intention descriptive du compositeur. On est loin du caractère fluide de l’introduction du lied « Die Forelle » (la truite) ou de « Danksagung an dem Bach » (remerciement au ruisseau) extrait du cycle « Die schöne Müllerin ». (La Belle Meunière). Exemple ci-dessous: le début du lied « Die Forelle ».

die Forelle.jpg
Comme c’est souvent le cas dans les lieder de Schubert, le piano plante le décor. Il est réellement l’écrin dans lequel se jouera l’action racontée par le poème.

C’est sur ce décor que la voix donne le premier thème:

Schubert

Retenons bien ce motif mélodique car il sera par la suite omniprésent dans la pièce. Nous verrons de quelles manières.

Deuxième grande idée du texte. Le souvenir. (Partie B, seconde page)
Dans ton manteau, je grave le nom de ma bien aimée, etc.. Musique teintée de tendre nostalgie. La tonalité change, l’accompagnement aussi. Des accords martelés tout d’abord en doubles croches, puis en triolets de doubles, comme un coeur qui palpiterait de plus en plus fort à l’évocation de la bien aimée perdue. Ici ce n’est pas le paysage qui est dépeint mais l’intériorité du personnage.

partie B.jpg

 

 

Deux mesures sur basses descendante et accords ascendants à la main droite (mouvements contraires), servent à la transition vers la partie A’. C’est le retour au caractère initial de la pièce.

Transition B A.jpg

 

Troisième grande idée du texte: le miroir (partie A’ pages 3 et 4).
Pourquoi ce terme de miroir? Parce qu’ici le voyageur s’identifie au fleuve gelé. Il s’adresse à son coeur (mein Herz) en évoquant sa ressemblance avec lui. Comme le fleuve, le coeur est gelé au dehors, et continue à bouillonner en dessous. Belle idée poétique qui est rendue magistralement par la musique. En effet, à ce moment de la pièce que fait le piano? Il reprend le thème que donnait la voix au début de la première page. L’effet de miroir est ainsi complet, avec une idée mélodique facilement reconnaissable puisque faite d’une ascension conjointe sur un intervalle de quinte qui va se trouver tout d’abord au chant, puis au piano. Toute la dernière partie sera basée sur la main gauche du piano qui répète inlassablement ce thème dans les différentes tonalités abordées. La main droite joue au dessus des accords brisés qui peuvent être un rappel de la partie B.

début A'..jpg

 

L’harmonie.

Le génie de Schubert se manifeste ici pleinement avec un sens inouï de la modulation surprenante.
Considérons la première strophe. La tonalité principale de mi mineur se trouve bien installée après l’introduction, sur les deux seuls degrés de tonique et dominante. Mais à la 9eme mesure, nous passons sans transition à une tonalité très éloignée avec un accord de ré dièse mineur présenté en quarte et sixte qui mène sur les mesures 11 et 12 à une cadence parfaite dans ce ton de ré dièse mineur. La mesure 13 sert à ramener la tonalité principale en accords martelés. (Evocation de ce que sera la seconde partie). Modulation incroyable qui correspond au texte, alors que le voyageur dit au fleuve: « comme tu es devenu calme, sans donner signe d’adieu ». Il en sera de même pour le seconde strophe.

début modulation.jpg

 

 

Ce procédé sera repris de manière amplifiée dans la dernière partie (A’), avec ce motif obsédant à la main gauche, sur une partie vocale de plus en plus passionnée et tendue. Remarquer que sur le troisième système de cette page 3, la voix et la basse du piano sont écrites en lignes mélodiques parallèles sur des intervalles de tierces, comme si Schubert cherchait à réunir le voyageur à cet environnement hostile. Par la suite, le chanteur se démarquera du piano, semblant ainsi renoncer à cette union impossible. Dans la première page, le piano double également à la basse les notes du chant au début de la pièce.
Parcours tonal de cette dernière partie: mi mineur, ré dièse mineur, sol dièse mineur, retour à mi mineur, sol majeur, fa dièse majeur, mi mineur, sol mineur, puis retour définitif à mi mineur. Parcours tonal donc extrêmement mouvant qui permet à Schubert une expression maximale qui va trouver sa résolution dans les cinq dernières mesures, basées uniquement sur l’accord de mi mineur avec une dernière évocation du thème principal à la basse, comme un écho.

 

tout A'.1.jpg

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Pour ce qui concerne la seconde partie, on peut dire qu’elle est plus stable harmoniquement, avec emprunts à la dominante si et modulation en fa dièse mineur. Mais ce calme tout apparent met encore plus en valeur le caractère si passionné des deux dernières pages.

 

Chaque lied de Schubert peut être analysé de la sorte. On peut également se pencher sur la partie de piano, toujours divinement écrite. On s’aperçoit qu’il peut en une mesure créer un climat, peindre un tableau, évoquer un sentiment. Il existe chez Schubert un instinct musical inouï lié à une technique d’écriture infaillible, notamment en ce qui concerne la partie de piano. Chaque accord, chaque retard, chaque appogiature, et bien entendu chaque modulation peut servir à l’expression de l’indicible.