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Le concerto pour la main gauche de Maurice Ravel

Quelques citations.

« Dans une œuvre de cette nature, il est indispensable que la texture ne donne pas l’impression d’être plus mince que celle d’une partie écrite pour les deux mains. Aussi ai-je recouru à un style qui est bien plus proche de celui, volontiers imposant, des concertos traditionnels. Après une première partie empreinte de cet esprit apparaît un épisode dans le caractère d’une improvisation qui donne lieu à une musique de jazz. Ce n’est que par la suite qu’on se rendra compte que l’épisode en style jazz est construit, en réalité, sur les thèmes de la première partie. »

Maurice Ravel, cité dans le Daily Telegraph du 11 juillet 1931

« À deux mains le chant et l’accompagnement se jouxtent, se juxtaposent, se pénètrent parfois, mais en conservant leur dualité d’origine; ici les deux émergent du même moule […]. Par ailleurs, c’est au pouce qu’est dévolu le rôle principal dans l’expression mélodique. Bien épaulé par le bloc des autres doigts, il va, par le jeu latéral du poignet et celui de sa musculature propre, s’imprimer profondément dans le clavier avec une qualité de pénétration qui n’est qu’à lui. »

Marguerite Long, Au piano avec Maurice Ravel, Paris, 1971

« Tout ici est grandiose, monumental, à l’échelle des horizons flamboyants, des monstrueux holocaustes où se consument les corps et s’engloutit l’esprit, des vastes troupeaux humains grimaçant de souffrance et d’angoisse. Et cette fresque colossale, aux dimensions d’un univers calciné, ce sont les cinq doigts de la main senestre, reine des mauvais présages, qui vont en brosser les âpres reliefs. »

Marguerite Long, Au piano avec Maurice Ravel, Paris, 1971

« Cela me prend toujours du temps d’entrer dans une musique difficile. Je suppose que Ravel en fut très déçu et j’en fus navré. Mais on ne m’a jamais appris à faire semblant. Ce n’est que plus tard, après avoir étudié le concerto pendant des mois, que je commençai à en être fasciné et que je réalisai de quelle grande œuvre il s’agissait. »

Cité dans La musique pour piano de Maurice Ravel, New York, 1967. Paul Wittgenstein, dédicataire de l’oeuvre.

Le concerto pour la main gauche est considéré à juste titre comme l’une des oeuvres les plus marquantes du 20eme siècle. Il s’agit d’une musique tourmentée, mouvante, tout en contrastes qui allie la noirceur à une lumière souvent blafarde et qui correspond à une époque où le monde s’apprête à replonger dans le désastre, à l’orée des années 30. L’oeuvre est en effet composée entre 1929 et 1931. Il faut savoir que Ravel avait été profondément marqué par la guerre de 14-18 et cela s’est ressenti dans certaines de ses oeuvres dont ce concerto.

En plusieurs chapitres, sera tentée une analyse approfondie de cette œuvre, en fonction de son écriture, sa thématique, son orchestration et son caractère.

Tout va commencer dans les ténèbres de l’orchestre, par une sorte de magma sonore fait de notes tenues par les violoncelles et contrebasses 2 agrémentées d’un motif tournoyant en sextolets de doubles croches joué sur les cordes à vide par les contrebasses 1. Les notes importantes sont ici le mi, le la et le ré.

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Survient alors sur la levée de la troisième mesure le premier thème. Joué par le contrebasson, ce thème d’une très grande beauté plastique s’étire sur six mesures, en insistant sur les rythmes pointés. Il est constitué d’une première période montant vers un point culminant (le fa dièse, suivi du sol à la mesure 4) au moyen d’une gamme brisée puis d’un arpège de l’accord de mi mineur, avant de rechuter dans l’extrême grave au chiffre 1 grâce à l’arpège sol mi si et à l’appui sur la note la pour remonter enfin grâce à un arpège de l’accord de do majeur. Il se termine sur la note si bémol. Henri Gill-Marchex a associé ce thème A à une lente sarabande, du fait de la mesure à trois temps et de son caractère de marche noble.

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Les notes pivots de ce thème sont le mi (second degré de ré) et le la (5eme degré de ré). L’ascension vers le point culminant mesure 4 se fait sur un accord de mi mineur avec neuvième mi-sol-si-fa dièse. Le do de la mesure 6 serait à considérer comme une cadence V-VI (si-do) en tonalité de mi mineur. Ce do permet de monter sur un arpège de do 7eme de dominante do-mi-sol-si bémol. Cette dernière note du thème, le si  bémol, est reprise par les cors en octaves parallèles, ce qui permet par une sorte de fondu enchaîné de faire entendre immédiatement un second thème, une mesure après le chiffre 1.

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Ce second thème va amener un peu de couleur dans cette noirceur initiale, en un merveilleux passage qui pourrait évoquer la naissance d’un monde. Mais un monde quelque peu inquiétant. La suite de l’oeuvre confirmera cette inquiétude ici sous-jacente. Cette seconde idée réapparaîtra tout au long de l’oeuvre sous différents visages, mais inchangée mélodiquement. Elle pourrait se rapprocher de l’idée fixe que l’on trouve dans la Symphonie Fantastique d’Hector Berlioz. Le premier thème nous le verrons sera utilisé dans les moments où la musique monte vers un climax.