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Il y a dans le livre « Relevés d’apprenti » de Pierre Boulez, (l’une de mes bibles alors que j’étais étudiant), un texte sur Bach qui m’a toujours frappé. Ce texte n’est pas de lui, mais il cite François Florand dans son livre « Jean Sébastien Bach ». Voici ce texte:

« Pour bâtir un développement, il arrive à Bach de préférer un moyen, qui consiste à développer le concert des voix sans sortir de la tessiture qu’il leur a assignée au départ, les maintenant de force dans les mêmes limites -guère plus d’une octave pour chaque partie- et amenant une progression venue tout entière du courant mélodique lui même, à peu près comme un fleuve que l’on verrait grossir sans cause extérieure apparente, ni affluents, ni glaciers, ni orages, mais par le seul apport de mystérieuses sources souterraines. C’est là autre chose qu’une simple esthétique de répétition, à la manière orientale ou hindoue. C’est un procédé très particulier à Bach, qui est fait d’une accumulation intérieure d’énergie, de force émotive, jusqu’au point où l’auteur et l’auditeur sont saturés et comme enivrés. Il n’y faut chercher, assurément, rien  de brutal, ni de grossier. Mais enfin, il vient alors un moment où, à force de tourner et retourner son motif, la tête semble tourner à l’auteur lui même. « Es schwindelt… » Et c’est cela le sommet de l’oeuvre ».

J’ai aimé cette évocation d’un fleuve qui ne grossirait que par l’apport de sources invisibles. Pour François Florand, il semblerait en effet que la tension, l’énergie qui se dégagent de la musique de Bach soient le résultat d’une polyphonie dans laquelle le musicien contraint ses voix, à la manière d’une personne qui chercherait à canaliser un débordement. Ainsi, la tension inhérente au discours musical serait le résultat inévitable de cette contrainte, une sorte de respiration profonde qui amènerait la musique vers des sommets d’expression trouvant leur résolution naturelle dans des moments de détente.

Un exemple pourrait illustrer cette idée de manière assez claire. Il s’agit du Kyrie qui débute la Messe en si mineur. Nous allons tenter d’en expliquer la teneur à la lumière du texte de François Florand.

Pour commencer, écoutons ce Kyrie :

(Dans la très belle version de Philippe Herreweghe).

Les éléments qui composent ce Kyrie. (Passons l’introduction). 

-Le thème principal, un sujet de fugue, en si mineur. Thème de courbe globalement ascendante donnant à entendre de grands intervalles disjoints d’esprit plus instrumental que vocal. Le do bécarre de la fin est à analyser comme un second degré rabaissé (napolitain) de si. Comme la basse à ce moment fait entendre un mi, nous nous trouvons sur l’accord de sixte napolitaine mi-sol-do, qui mène logiquement au 5eme degré fa dièse, pour la réponse (voir exemple numéro 2).

Exemple numéro 1

Sujet fugue

-Comme second élément, une marche harmonique descendante sur une noire liée à quatre croches, à partir de laquelle toute la tension accumulée va se résoudre. Cette marche débute sur une note qui peut correspondre au sommet d’expression dont parle François Florand dans son texte. C’est ce que nous tenterons d’expliquer dans cet article. Cette marche se trouve exposée dès le début dans l’introduction d’orchestre, (exemple ci-dessous à la mesure 6), et se trouvera par la suite considérablement amplifiée par le choeur, ce que nous verrons par la suite.

Voici donc comme deuxième exemple l’introduction orchestrale avec le sujet, sa réponse, et la note sol dièse, qui sert ici de point culminant à partir duquel va se résoudre la tension, surlignée en bleu. Ce sol dièse est à analyser sur la mesure 6 comme un retard de tonique sur l’accord de fa dièse mineur, note dissonante donc très expressive.

Exemple numéro 2

intro orchestre 1.jpg

 

début fugue 2.jpg

-Enfin, dans les motifs principaux de ce Kyrie, un motif en croches directement issu du thème principal, puisqu’il en reprend en les développant les intervalles disjoints descendants. Ce motif est utilisé lors des passages de transition. On l’entendra en effet joué par l’orchestre entre les deux plus grandes sections de choeur de cette pièce.

Exemple numéro 3

motif secondaire.jpg

 

Pour reprendre le texte de François Florand, en voici des extraits:

(…..)sans sortir de la tessiture qu’il leur a assignée au départ, les maintenant de force dans les mêmes limites -guère plus d’une octave pour chaque partie-(….)

L’ambitus de chaque voix se situe ici globalement dans un intervalle de neuvième.

(..)une progression venue tout entière du courant mélodique lui même(..)

Le « courant mélodique » rejoint bien entendu l’idée du fleuve, en décrivant bien  cette musique qui prend l’auditeur dès les premières notes pour le mener inexorablement aux dernières.

 

Considérons maintenant le développement de cette fugue, à partir de l’entrée du choeur. qui suit l’introduction orchestrale. 

(En raison des sonorités de voix synthétique non convaincantes, j’ai choisi de faire entendre ce choeur par une imitation de quintette à vents).

Ce sont tout d’abord les ténors (ici le basson), qui donnent le sujet, suivis par les voix d’alto pour la réponse, (ici la clarinette).

Entrent ensuite les sopranos 1 qui vont entonner le sujet, suivies par les sopranos 2 sur la réponse. Voici tout le début du choeur, jusqu’à l’entrée des basses. Cette fugue est en effet à cinq voix, ce qui reste assez rare, mais qui correspond à son aspect monumental. Appréciez au passage comment cette entrée des basses est préparée de manière à produire un effet maximal.

Exemple numéro 4

entrée fugue choeur 1.jpg

entrée fugue choeur 2.jpg

entrée fugue choeur 3.jpg

entrée fugue choeur4.jpg

Toutes les voix sont à présent entrées en jeu. Voyons comment la musique va évoluer.

A partir de ce moment, le texte de François Florand prend tout son sens.

Dans le passage qui suit, la voix d’alto se trouve sur la réponse, en fa dièse mineur. Mais sur la mesure 3, les sopranos entrent sur une autre réponse, en do dièse mineur, quinte de fa dièse, (réponse à la réponse?), qui amène une surenchère de tension musicale arrivant à un apogée sur la mesure 5 (note surlignée en bleu), à partir duquel cette tension accumulée va se résoudre dans la tonalité du second degré de si mineur, à savoir do dièse mineur, suivant le principe de la marche harmonique descendante énoncé à l’exemple 2. Comme il a été dit plus haut, tout ceci se trouve à l’état embryonnaire dans l’introduction d’orchestre, et amplifié ici dans ce passage choral.

(Ce principe de marche harmonique descendante pour résoudre la tension musicale me rappelle d’ailleurs mon professeur d’harmonie, Jean Louis Lusignan, alors que j’étais étudiant au conservatoire de Nice. Il nous disait : « il est plus difficile de faire monter la musique que de la faire descendre. Naturellement, la musique descend ». De ce fait il est logique qu’une montée soit génératrice de tension et qu’une descente soit synonyme de résolution de cette tension). 

Exemple numéro 5

Suite choeur 1.jpg

suite choeur 2.jpg

 

 

Je vous propose maintenant d’écouter le tout, depuis l’entrée du choeur jusqu’au passage précédemment entendu. Réécoutez ensuite l’original.

Exemple numéro 6

Rappelons ici le texte de François Florand:

« C’est un procédé très particulier à Bach, qui est fait d’une accumulation intérieure d’énergie, de force émotive, jusqu’au point où l’auteur et l’auditeur sont saturés et comme enivrés ». 

« Es schwindelt… » Et c’est cela le sommet de l’oeuvre ».

 

Petite parenthèse sur la dynamique chez Bach 

Du point de vue de la dynamique, la musique de Bach ne possède pas la richesse, la palette de nuances que l’on trouvera plus tard dans le classicisme, et surtout dans le romantisme. Pas de crescendo ici, pas d’alternance forte piano. En fait cette musique n’en a pas besoin, l’énergie qu’elle dégage étant générée par la seule force de l’écriture. Le délire de Bach, son ivresse musicale, sont absolument contrôlés, et c’est ce qui en fait la force. Au moment du climax (point culminant souligné plus haut) dû à la répétition obsessionnelle du sujet, en si puis en fa dièse (réponse) puis en do dièse (réponse à la réponse), on a l’impression d’un crescendo de nuance alors qu’il s’agirait plutôt d’un crescendo de tension, qui impose de manière obligée l’expression musicale. Il ne faut rien forcer dans cette musique, il suffit de la laisser faire!

Pour citer un exemple opposé, lorsque bien plus tard Beethoven débute sa neuvième symphonie, il commence pianissimo pour s’acheminer vers le fortissimo, en un crescendo orchestral dont il est d’ailleurs un peu l’inventeur. L’expression musicale, l’écriture, sont dans le début de cette symphonie tributaires de ce crescendo. Chez Bach, c’est le contraire. La nuance découle logiquement et implacablement de l’écriture.

La suite du Kyrie. 

Lors de la seconde grande entrée du choeur, il faudra apprécier l’entrée des voix dans l’ordre suivant : basse-ténor-alto-soprano 2-soprano 1. La tension musicale va s’accumuler et se résoudre de la même manière que dans la première partie, pour mener la musique à l’accord final, en tierce picarde. (Accord de si majeur).

Il est inutile je pense de décrire cette suite dans le détail, essayez de tout retrouver à l’écoute. Laissez vous entraîner dans le fleuve!